DESSINS D’ARCHITECTE
Peter Lanken, architecte

Andrea Palladio, le grand architecte italien du seizième siècle, a écrit : « Vne inclination naturelle me porta dés mon ieune âge à l’eftude de l’Architecture . » Il y a longtemps, j’ai salué en Palladio un maître et j’ai reconnu, comme lui, l’importance d’étudier les bâtiments existants. J’ai pris conscience du vaste patrimoine architectural que nous ont laissé les communautés catholiques au Québec. Mon étude intermittente d’églises séculaires m’a révélé peu à peu qu’un architecte se détachait nettement du lot, en raison de son intelligence. Son nom est Victor Bourgeau (Lavaltrie, Québec, 1809 – Montréal, 1888).


Des bibliothèques entières ont été publiées sur Palladio, dont il subsiste de nombreux dessins, mais nous avons très peu d’information au sujet de Bourgeau, et très peu de ses dessins nous sont parvenus. Si je voulais des dessins de ses œuvres – et les dessins sont essentiels pour comprendre le travail d’un architecte – il me faudrait les réaliser moi-même.

Palladio, encore : « [Ie] me mis à rechercher & à obferver curieufement les reliques de tous ces vieux edifices, qui malgré le temps & la brutalité des barbares nous reftent encore: & d’autant qu’ils me paroiffent de iour en iour plus confiderables, ie commençay de faire vne eftude tres-exacte fur chacune de leurs parties. »

J’ai passé de nombreux week-ends à faire des randonnées en voiture dans la région de Montréal, pour prendre des photographies et me familiariser avec l’éventail des églises du dix-neuvième siècle. Mes études formelles ont commencé par la mesure des façades de plusieurs églises construites par Bourgeau.

Puisqu’il n’est pas matériellement possible d’installer un ruban à mesurer à 140 pieds de hauteur, j’ai eu recours à des instruments d’arpenteur-géomètre. Au début, j’ai utilisé un théodolite, précis à six secondes près, à partir de deux stations. Par la suite, lorsque j’ai pu y avoir accès, j’ai utilisé un autre instrument d’arpenteur-géomètre, le Total Station Sokkia SET5 30R

Dans les deux cas, j’ai identifié environ 300 points sur la façade et noté le déplacement angulaire de chacun. Les coordonnées de chaque point ont été calculées trigonométriquement à l’aide d’une simple calculatrice portative. Les opérations mathématiques ont été relativement faciles grâce à la calculatrice, même si elles exigeaient en général entre 40 et 50 pages de calculs. Je frémis en pensant au temps qu’il aurait fallu si je n’avais eu que les anciennes tables trigonométriques sur papier à ma disposition…

 
 

Une fois les coordonnées déterminées, en trois dimensions, elles ont été dessinées, au crayon sur papier, à une échelle de ¼” à 1’-0”. La marge de précision variait de 1/2” à 5/8”, habituellement comparable aux tolérances de construction à l’époque et aujourd’hui.

Les plans des églises ont été mesurés avec un ruban à mesurer pour les éléments de petites dimensions (et un ruban de couturière pour la circonférence des colonnes), et un Leica Disto « Classic a » pour les dimensions plus importantes. L’appareil Disto possède l’avantage de la précision – supérieure à celle d’un ruban à mesurer – et il peut être utilisé par une personne qui travaille seule. Les points au plafond ont été projetés sur le plancher au moyen d’un niveau Hilti PMP34 Laser, puis positionnés facilement par rapport aux colonnes et aux murs. Leur hauteur respective a été mesurée avec le Disto le long des lignes verticales fournies par le niveau Hilti. Les plans – toujours ceux du plafond – ont été dessinés également, au crayon sur papier, à une échelle de ¼” à 1’-0”.

Plusieurs dessins ont été rendus à l’encre à des fins de présentation, à l’aide de plumes Rapidographes sur mylar.

Palladio : « Ie me rendis enfin fi foigneux obfervateur, (n’y remarquant rien qui ne fuft fait auec tres-grande raifon & tres-bonne grace) que fouuent ie me transportay exprés en diuers endroits tant de l’Italie [lire : du Québec] que d’ailleurs, pour tafcher à concevoir par ce qui en refte, quel auoit efté le tout enfemble, & le reduire en deffein. »

« Réduire en dessein ». C’est-à-dire appréhender le processus par lequel l’architecte réalise son plan. Pour les églises de Victor Bourgeau, comme pour les ruines romaines étudiées par Andrea Palladio, des dessins précis peuvent montrer comment l’édifice a été assemblé à partir de la pierre et du bois. Ils peuvent révéler les systèmes géométriques ayant déterminé l’emplacement des fenêtres, des portes et des colonnes ainsi que d’autres éléments de la construction. Ils permettent de comparer les détails – colonnes, chapiteaux, entablements – avec les règles établies par Palladio et quelques autres il y a 450 ans. En d’autres mots, de bons dessins nous permettent de comprendre une œuvre d’architecture, et d’en apprécier l’excellence.

“Les citations sont tirées de AVANT PROPOS AVX LECTEVRS dans LES QVATRE LIVRES DE L’ARCHITECTVRE D’ANDRÉ PALLADIO, Roland Fréart de Chambray, Paris, 1650 ; première édition I QUATTRO LIBRI DELL’ARCHITETTURA, Dominico de Franceschi,
Venezia, 1570

Peter Lanken Mars 2018